6 août 2022 : 28 mi / 45 km - D+ 600m / D- 1800m - Total : 2175 miles / 3504 km

Cette journée est très spéciale puisqu’elle me conduira au fameux pont que j’ai vu tant de fois et qui me donnait tellement d’émotions quand je voyais les hikers du PCT arriver jusque là : The Bridge of the Gods.
C’est là que le roman et le film sur Cheryl Strayed, Wild, se termine, puisqu’elle avait décidé de mettre fin à son aventure à la frontière de l’Oregon et du Washington.
A chaque fois que je pensais à ce pont quand je préparais mon PCT, j’essayais d’évacuer cette pensée car je me projetais déjà sur la fin de l’aventure et sur l’exploit d’en avoir terminé.

C’est donc un lieu mythique et il me parait fou que c’est à mon tour d’y arriver, au bout de 3400 km. J’ai marché 3400 km sans quasiment m’arrêter ! Je me force à le dire tout haut pour m’en rendre un peu compte !
Juste un peu.
C’est donc mon dernier jour dans l’Oregon et autre exploit dans l’exploit de ce parcours de 3400km, j’ai réussi à faire la totalité de cet Etat, à l’exception du contournement de Lionshead, cet incendie de 2020, dont on savait dès le départ qu’on devait l’éviter. J’ai réussi à rester devant les incendies déclarés autour de Bend cet été.
Je me mets en route après avoir décidé avec Pirate et Hide N’Seek, de faire une variante qui nous emmènera voir les Tunnel Falls, une chute, parait-il, très spectaculaire.
Je pars à mon habitude, seul en laissant devant mes 2 acolytes.
Aujourd’hui, l’Oregon sera fidèle à sa caractéristique principale, beaucoup de forêts, et c’est tant mieux car il fait une chaleur écrasante.
Je retrouve Sweeper dans la première montée matinale. Il est à peine levé. Il était bien quelques km devant nous hier soir et il a pris son temps ce matin.
C’est marrant car pour mon dernier soir avec la bande sur les chemins, il n’était pas des nôtres et ce matin nous allons finalement faire un bout de route ensemble.
A la jonction qui permet de prendre la variante, nous continuons malgré tout sur le PCT pour aller jusqu’au lac Wahtum.
Il parait que le 1ère partie de la variante se fait dans une forêt où le chemin est mal entretenu et où il faut grimper pas mal d’arbres couchés.
Nous décidons donc de faire une variante de la variante en poussant jusqu’au lac et en reprenant l’Eagle Creek Junction , la variante, par un petit chemin à l’ouest du lac. Une trace apparait en effet sur notre appli Far Out.
Et puis tant qu’à faire, si je peux profiter d’un dernier lac dans l’Oregon, je n’ai aucune raison de m’en priver.
Arrivé au lac, je ne regrette pas mon choix. Une flopée d’arbres morts obstrue le passage accédant au lac mais donnent une vue magnifique faite de contrastes qui me fait penser à ces lacs nord américains, près d’immenses scieries.

Nous pensons apercevoir Hide N’ Seek et Pirate déjà installés pour la pause déjeuner à un petit campement ombragé, mais finalement ce ne sont pas eux.
Nous hésitons à aller nous baigner mais la route est un peu longue aujourd’hui, et nous serons attendu par le père de Sweeper à Cascade Locks en fin d’après-midi, là où se situe le pont des Dieux. Nous nous contentons donc de déjeuner. C’est la première fois je crois que je suis seul avec Sweeper.
J’en profite pour m’intéresser un peu à sa famille, puisque nous y passerons le weekend.
Sweeper, encore plus que les autres hikers, je pense, est très discret sur sa vie. Mais j’aime ça.
J’ai déjà souvent parlé de ce point commun qu’ont tous les hikers de mettre leur vie privée de côté le temps du PCT. Après plus de 3400 km, c’est toujours le cas avec Sweeper.
C’est quand même dingue, quand on y pense, d’avoir passé plus de 3 mois avec des gens dont on ne sait même pas s’ils sont mariés, en couple, s’ils ont des enfants. Je lui avais demandé une fois la signification de ce long tatouage qui lui encercle une partie du dos et de l’abdomen, mais il m’avait pudiquement et concisément répondu que c’était un hommage à sa mère décédée.
Je sais juste qu’il bosse dans la comptabilité et qu'il a 30 ans. Et encore, c’est parce qu’il a franchi cette dizaine pendant le PCT.
Sweeper est l’incarnation de ce qu’est un randonneur du PCT : un marcheur inlassable, qui vit à fond le présent.

Il aime l’amitié de notre groupe par des rires, par le souci du compromis, par des discussions diverses, mais il ne se répandra jamais en émotions. Il se montre parfois taquin sans jamais être jugeant. On se retrouve parfois sur ce point là.
Une fois, il nous a confié que c'était la 1ère fois qu'il fêtait réellement son anniversaire avec des amis. D’une manière détournée, c’était une façon de nous dire qu’il aimait notre compagnie. J’aime cette sensibilité et cette pudeur.
Il a une vague idée de pourquoi il fait le PCT, mais sa certitude c’est qu’il ne lâchera pas pour aller au bout. C’est un gars bien ce Sweeper.
Sa discrétion me rend encore plus impatient de rencontrer son père, sa belle-mère et sa soeur.
Je le laisse repartir devant moi.
Je vais bientôt arriver au Bridge of the Gods, et comme souvent à l’approche de moments importants ou de passages emblématiques, je préfère être seul. Un peu égoïstement, j’aime que ces moments ne soient que pour moi.
Mais avant cela, je rejoins la variante d’Eagle Creek pour aller voir les Tunnel Falls.


Je longe Eagle Creek et m’approche des premiers bassins d’eaux calmes qui annoncent bientôt les chutes.
L’eau serpente gracieusement dans son lit étroit. Le mouvement est aisé, assuré, puis le flot s’intensifie à mesure que la pente s’incline légèrement, en route pour accomplir sa destinée quelques centaines de mètres plus loin par dessus le granit poli par le frottement, propice au grand saut.
Une première chute d’une dizaine de mètres produit une jolie écume neigeuse, l’eau semble se perdre dans le fracas de la chute mais elle s’extirpe du tréfonds, retrouve son chemin à la surface et reprend son déhanchement dans un flot de plus en plus agité qui promet un second plongeon encore plus vertigineux.
Le lit de la rivière est suffisamment élégant pour laisser quelques bassins et margelles d’eaux limpides et paisibles permettant de se baigner.
J’arrive à ce qui me parait être Tunnel Falls. Mais cette chute est trop lointaine et n’est pas sur le bon versant.



Je continue sur un chemin de plus en plus étroit avec à ma gauche le vide au pied duquel se trouve Eagle Creek et à ma droite, une paroi granitique massive et enveloppante.

Comme pour mieux se révéler, après un virage très sec à droite, j’aperçois une chute grandiose dans un décor devenu soudainement luxuriant, presque exotique. Pas de doute possible, il s’agit bien là de Tunnel Falls.
Les quelques badauds arrêtés, qui ne sont pas que des hikers, me le confirment.
Je comprends en apercevant au loin le petit passage dans la roche pourquoi le nom de Tunnel Falls. Je vais devoir traverser cette chute après avoir longé le chemin devenu à ce point étroit, que des garde-corps sont posés à ma droite.
Je m’arrête et contemple l’admirable grandeur de cette chute qui doit faire une centaine de mètres.
La vue est aussi magnifique que le son est assourdissant.
L’envol par dessus la paroi colossale est aussi majestueux que l’impact est furieux.
La beauté et la brutalité font bon ménage ici.
La rumeur de la chute et la vue spectaculaire étouffent toute peur.
Les sensations ainsi exaltées donnent du courage et mettent le corps d’instinct en sécurité malgré le vertige d’un côté, le colosse de granit de l’autre et au milieu, le chemin pas plus large qu’un rail de chemin de fer (exagération assumée mais quand même).



Soudain, le cheminement de l’eau et sa chute m’inspirent une métaphore de la vie…
D’abord, la source, par la production nourricière de la montagne, puis l’eau, qui fait doucement son lit, se faufile, sinue, prend de la consistance et son envol.
Viennent ensuite la chute et le fracas, une plongée abyssale semblant éternelle. Mais finalement l’eau remonte à la surface et reprend son cours. Elle vit.
Après tout, ne dit-on pas que la vie est… ou… n’est pas un long fleuve tranquille.
Je traverse donc le tunnel et me retrouve sous la chute. Les éclaboussures sont très agréables avec cette chaleur et la chute de si près est encore plus impressionnante.
Je continue mon chemin et plus je me rapproche de la dernière ligne droite qui longera la route pour arriver à Cascade Locks et au Pont des Dieux, plus le chemin s’élargit. Je commence à croiser de plus en plus de touristes qui font le chemin inverse.
Mon euphorie, à l’approche de la frontière de l’Oregon et du Washington, qui se situe en plein milieu de la Columbia River et du Bridge of the Gods, est légèrement calmée par une douleur aux pieds. Je suis arrivé au bout de ma 3ème paire de La Sportiva, et je me sens à la fois très serré et j’ai l’impression de ne plus avoir de semelles. Chaque caillou est une douleur vive comme si je marchais à pieds nus. Les derniers km sont presque un calvaire et je suis soulagé en arrivant au parking d’Eagle Creek.
Le chemin qui reste, appelé le Gorge trail, est doux et il se termine sur une route au bout de laquelle se trouve un petit tunnel.
Passé le tunnel, ce ne sont plus que quelques centaines de mètres en faux plat montant pour arriver au fameux pont.
Je devine qu’il va bientôt être là car je longe la Columbia River… J’entends BaseCamp et Yeti Legs derrière moi qui m’informent qu’une bière est offerte par la Brewerie du centre pour tous les hikers du PCT.
Je prends le temps de cueillir quelques mûres le long du chemin.

Ça y est, je commence à apercevoir à ma gauche le Pont des Dieux… The Bridge of the Gods … Je ne suis pas comme Sweeper, j’ai l’émotion plus facile, et là elle m’envahit.
C’est un mélange de bonheur, de fierté et de candeur. IL EST LA !! JE L’AI FAIT !
Ce n’est qu’un gros bout de métal mais qui signifie tellement pour moi, et pour ce que j’ai fait pour en arriver là.
Je tombe sur deux filles qui se préparent à faire le semi-marathon de Cascade Locks demain. Quelle drôle de coïncidence.
Le semi traversera le pont. Si je n’avais pas déjà réservé mon weekend près de Portland, je crois que je me serais laissé tenter pour le faire.
Cela aurait été une drôle d’anecdote à raconter. En aurais-je été capable avec la fatigue accumulée ? C’est une autre histoire mais je trouve l’idée séduisante.
En attendant, elles me félicitent et partagent avec moi mon bonheur !
Je suis Cheryl Strayed, je suis Richard Watson, le 1er à avoir parcouru le sentier dans son intégralité l’année de ma naissance , je suis tous les hikers du PCT avant moi, je suis là où je dois être, et quoiqu’il arrive, j’ai déjà fait un truc énorme et j’en suis très heureux.

Encore de superbes images et surtout des moments uniques ! ❤👏