26 juillet 2022 : 23 mi / 37 km - D+ 900m / D- 950m - Total : 1916 miles / 3083 km

Comme prévu, je me lève un peu plus tard que d’habitude ce matin et je prends mon temps.
Tous mes camarades ont déjà levé le camp.
Aujourd’hui est une grande journée. Au bout de d’une montée de 8 km environ, je découvrirai le fameux Crater Lake.
J’imagine qu’il aurait été bien de monter pour le lever du soleil mais il aurait fallu que j’arrive plus tôt hier et partir à 4h30 ce matin. Il aurait été encore mieux de dormir sur place, je l’ai envisagé hier en arrivant en fin d’après-midi mais le site est interdit au bivouac.
L’arrivée à Crater Lake pour moi fait partie de ces endroits mythiques, «epic » comme disent les américains, par la beauté du site bien sûr mais par ce qu’il symbolise du chemin parcouru.
Nous sommes au 3/4 du PCT en arrivant là…presque 3000 km.
Je commence à envisager le début d’une possibilité de terminer le PCT.
En même temps, j’essaye de repousser cette idée car, un peu comme dans l’ultra-trail, c’est quand on pense qu’on va pouvoir terminer, que les mésaventures arrivent.
Et puis dès qu’on ressent la possibilité de finir, les émotions surgissent plus facilement et souvent, on ne retrouve pas ces émotions à la fin. Aussi, j’essaye de les préserver.
Je me souviens qu’en voyant des videos de hikers arrivant à Crater Lake, j’éprouvais un mélange d’envie et d’admiration pour avoir accompli un tel chemin, et en même temps quelque chose d’inatteignable pour moi.
Etonnement, Crater Lake n’est pas sur le tracé originel du PCT, c’en est une variante en réalité qui permet, en empruntant le « Rim trail », le « rebord », de contourner par l’Ouest une grosse partie du lac, et d’admirer ses eaux limpides et l’île inhabitée de Wizard.
Quasiment personne ne se prive de cette attraction et la question de faire cette variante ne se pose pratiquement pas, sauf si vous êtes un acharné du chemin tel qu’il a été tracé à l’origine et que pour être sûr de ne pas être taxé de tricheur ou de touriste à la petite semaine, vous suivez de manière obstinée le chemin d’origine et sacrifiez le spectacle offert par la nature.
Hors de question évidemment que je fasse l’impasse sur cette beauté et ce ne sont pas les derniers kilomètres d’une pente très raide pour arriver au lac qui vont me repousser.
J’arrive donc en milieu de matinée et en me rapprochant de la balustrade qui annonce le lac, je décide de filmer en direct mon arrivée pour moi plus tard et pour les proches qui me suivent, mais je suis tellement saisi par la vue spectaculaire que j'ai presque envie de laisser tomber ce projet pour m’accorder ce temps de béatitude et de plénitude juste pour moi.
Je ne sais plus l’heure qu’il est. A cet instant précis, le temps s’est arrêté, les touristes que j’avais commencé à apercevoir et à entendre à mon arrivée n’existent plus, il n’y a que moi et ce lac…
J’ai rarement vu quelque chose d’aussi naturellement beau !
C’est encore plus beau que tout ce que j’ai pu en voir sur des vidéos.
Ma vision est virginale, presqu’irréelle. Est-il possible qu’un lac soit aussi bleu, que ses contours montagneux soient aussi harmonieux de couleurs et de formes ?

La vue impressionnante de Crater Lake et une eau aussi bleue imposent une recherche d’explication que je vais tenter, sans doute maladroitement de livrer. Ou plutôt, je synthétiserai en rappelant que je me situe dans la chaine volcanique des Cascades… Qui dit Volcan dit éruption…la libération de magma par le volcan crée une dépression de plusieurs km (= cratères) dans les zones aux alentours du volcan qu’on appelle Caldeiras. Ces caldeiras se remplissent naturellement et exclusivement d’eau de pluie, ce qui expliquent la limpidité et la couleur de l’eau.
Voilà, à moins qu’on ne décide de faire valider cette explication par Jamy, ce petit sorcier vulgarisateur de France 3, on conviendra qu’elle tient à peu près la route.
Dernière particularité, comme s’il fallait rajouter de l’emphase à cette beauté, c’est le lac le plus profond des Etas-Unis : Presque 600 m.



Je réalise donc un peu mieux en me tenant béatement devant cette vue surplombante ce que j’ai accompli jusque là.
Toutefois, ma prise de conscience est plus forte lorsque je commence à croiser les nombreux touristes qui longent le bord du lac. Je pourrai essayer de m’en écarter, mais j’avoue être plutôt sensible aux interrogations que ma présence originale et sauvage suscite. Habituellement, nous autres PCTistes sommes plutôt seuls et majoritaires sur le chemin au point que nous ne nous rendions plus compte de notre marginalité, de notre sac marqué par la marche longue et autonome, de notre aspect défait, sale, pileux… tout pousse, tout ressort, tout sent, tout se voit et se vit chez nous.
En marchant le long de Crater Lake et en me fondant inhabituellement dans la masse touristique, je suis interpellé de différentes manières et cela m’amuse.
Le simple curieux a entendu parler d’un chemin qui part du pied du village au dessous et vous demande si vous avez marché jusqu’au lac, ce qu’il considère déjà comme une prouesse. Quand je réponds à ce 1er couple un peu âgé par l’affirmative en rajoutant 2966 km de la frontière mexicaine, je sens que l’homme est en mode « on ne la fait pas à un vétéran de guerre comme moi, marcher depuis la frontière du Mexique, c’est ça, ouais… ! ».
Ne m’interdisant pas quelques photos et vidéos au bord d’une corniche, une famille belge un peu plus experte repère immédiatement que je fais le PCT, et me pose un tas de questions ponctuées par des félicitations sincères. Je ne boude pas mon plaisir à me sentir différent.

J’ai décidé de prendre mon temps à l’inverse de mes camarades, qui se sont précipités ce matin pour venir prendre le petit-déjeuner à volonté proposé par le seul hôtel situé à Crater Lake. Je ne croise que Sweeper déjà sur le départ pour aller rencontrer une partie de sa famille qui habite dans l’Oregon et qui va venir faire du trail angel à une quinzaine de kilomètres de CL.
J’aimerais faire la connaissance de sa famille mais je veux avant tout profiter du lieu. Je prendrai donc tout mon temps aujourd’hui.
Je ne reverrai peut-être pas ce lieu de ma vie. Pourtant, en disant cela, je pense immédiatement à mes filles, et je me fais la promesse que dans ce projet que j’ai de les emmener visiter l’Ouest américain un été, je pousserai jusqu’à Crater Lake.
A midi, je fais une pause au magasin de souvenirs qui est aussi un petit snack bar.
Il fait très chaud aujourd’hui et la possibilité d’avoir du soda avec l’option « refill » à volonté relève de l’incontournable.
Pendant longtemps, j’ai résisté à la tentation d’acheter des souvenirs à mes enfants pour une raison évidente interdisant même d’y penser : le poids de mon sac. Et à chaque fois, comme au lac Tahoe, cela devenait le bon prétexte à revenir dans ces lieux avec mes filles.
Aujourd’hui, la déraison cède. J’ai déjà fait 3000 km et les villes ou villages se raréfient.
Étant désormais plus aguerri au système postal complexe américain, je me dis que je n’ai que quelques jours avant d’atteindre Shelter Cove et de renvoyer sous forme de colis les souvenirs que j’aurais achetés.
Je prends donc quelques t-shirt.
Il s’avèrera qu’en arrivant à Shelter Cove, il n’y aura pas de Poste et que j’aurai à supporter le poids de ces t-shirt pendant longtemps, augmenté plusieurs fois de mes ravitaillements. Je passe les quelques insultes que je me suis lancé pour ce petit penchant sado-maso dont je confirme que je ne suis pas très adepte à la base.




Après la pause déjeuner, je continue à errer le long de Crater Lake et à charger mon appareil de photos dont je veux m’assurer qu’elles auront le bon angle, qu’elles rendront les vraies couleurs…mais au final, je sais qu’elles n’arriveront jamais à témoigner de ce que je vis en direct.
Une jeune hiker débouche sur ma gauche pour se précipiter sur la vue mais son but est d’aller au plus vite se baigner dans le lac. Je me rends compte que cette envie m’avait complètement échappé. Je pense qu’au vue de la particularité volcanique de ce lac et de la déclinaison pour s’y rendre, je n’ avais même pas pensé qu’on pouvait y accéder directement et encore moins s’y baigner.
Apparemment il y a un accès par l’est et en s’y rendant en voiture.
L’idée me plait et je rate rarement une occasion de piquer une tête mais il faudrait y passer un jour de plus. J’apprends pendant cette marche à me satisfaire des choses simples et pourtant essentielles, et à ne pas me forcer à faire ce qui par ailleurs pourrait me procurer beaucoup de plaisir.
Le vue, l’air léger qui imprègne ma peau, la tranquillité me satisfont amplement aujourd’hui.
En m’éloignant un peu en direction du chemin qui oriente vers l’Ouest, je ressens plus de silence. C’est fou comme ce sont les endroits les plus immenses qui imposent un silence de rigueur qui vous pose là… stoïque mais serein et inspiré…


J’ai décidément du mal à quitter cet endroit et je cherche ce que j’aurais pu rater. Mais oui, Le nid d’aigle pour admirer le panorama, même s’il ne semble pas vraiment utile. Là aussi, mon look de baroudeur et mon bardas invitent les gens à me poser plusieurs questions.
L’après-midi avance et je me décide enfin à quitter les lieux. Je pense que j’ai assez de 300 photos et d’une 30aine de vidéos !
Je commence donc à emprunter le « rim trail » côté ouest qui me permet de rester à fleur de lac et de m’avancer plus près de l’île de Wizard. Là aussi, la vue est fabuleuse, d’autant que le soleil commence doucement à décliner. J’aperçois un jeune couple qui s’est tranquillement installé dans un hamac en attendant très certainement le coucher du soleil. Bien vu !


J’arrive à l’avant dernière vue panoramique où les gens s’arrêtent en voiture. Quelques chipmunks audacieux n’hésitent pas à s’avancer et grimpent même sur mon sac. Je comprends qu’ils sont attirés par mon paquet de chamallows. Merci Tik et Tak de me donner l’occasion d’enrichir mon album photos de la journée avec l’ile de Wizard en arrière plan.



Je continue à faire le tour de Crater Lake et arrive au dernier panorama avant de quitter la « rim ». Je suis une nouvelle fois arrêté par une femme un peu âgée qui n’en revient pas que je vienne d’aussi loin et qui me dit être honorée de faire ma connaissance. C’est incroyable ce que 3000 km à pied peuvent déclencher chez certaines personnes. Cela me touche mais même si je trouve cela un peu too much. Je sens malgré tout chez elle beaucoup de sincérité et une très grande émotion. Elle me raconte que plus jeune, elle a tenté de faire l’Appalachian trail.
Elle me demande timidement une photo comme si elle avait en face d’elle une célébrité. Elle pousse même jusque la vidéo en me demandant de témoigner de mon aventure jusqu’ici. Je me prête facilement à l’exercice et cette fois elle ne peut retenir ses larmes.
Cette journée est décidément pleine d’émotions mais je pensais que ça allait être davantage moi qui allais un peu lâcher quelques larmes.
Son mari vient à la rescousse et nous entamons une discussion très agréable. Il m’explique qu’ils sont venus du Michigan jusqu’à Crater Lake pour fêter leurs 10 ans de mariage. Ils se sont rencontrés dans l’Oregon.
La proximité qui se crée entre ce couple et moi est presque parentale.
Je ressens le même type de bienveillance qu’une mère ou une grand-mère pourrait avoir pour son fils ou petit-fils : « oh mon grand, c’est formidable, tu nous rends tellement fiers… ». Il ne manquerait plus qu’elle me laisse avec un… « bon, et surtout tu fais attention, hein… et tu nous appelles quand tu arrives ». Je plaisante à peine. La femme me demande si je peux leur envoyer un message quand j’aurai fini mon aventure. Dans la distance raisonnable que son mari garde vis-à-vis de moi, je sens la retenue d’un père ou d’un grand-père qui ne pourrait s’empêcher de dire « allez file gamin, tu connais ta mère, elle en fait toujours des caisses, on va bientôt se croire à un enterrement »…
Lorsque je leur demande leur prénom, cette proximité parentale me frappe litéralement et cela en devient mystique : Paul et Suzanne. C’était les prénoms de mes grands-parents paternels. Je ne suis pas trop adepte des signes de l’au-delà, mais là, il faut avouer que c’est un peu étrange.
Lorsque je leur fais part de cette coïncidence, je devine dans les larmes qui reprennent de plus bel chez Suzanne, qu’elle est encore plus convaincue que moi de ce signe.
Il est temps que je reprenne la route.


Je quitte Crater Lake alors que le soleil commence à se coucher non sans un dernier regard déjà nostalgique.
Un père et sa fille s’arrêtent en voiture et je pense qu’ils vont me proposer un « hitch ». J’avoue qu’à cette heure un peu tardive, je ne serai pas contre le fait que quelqu’un m’avance un peu car mes compagnons doivent désormais être à une 20aine de km devant moi et je sais qu’ils sont en train de profiter de la famille de Sweeper et de quelques victuailles bien rafraichissantes au bord d’une route perpendiculaire à celle que je suis en train de traverser.
En fait, ils me proposent de l’eau et c’est déjà pas mal. Je la prends et me résigne à faire les 20 km qui me séparent de l’endroit où je pense retrouver mes camarades et d’un campement.
Je pourrais établir mon campement avant mais je ne veux pas rater l’occasion de rencontrer la famille de Sweeper, même si j’ai bien conscience que vue l’heure tardive à laquelle j’arriverai, il y a peu de chance qu’elle soit encore là.
Sur le chemin qui borde la route, il y a un parking sur lequel DEVILFISH a encore laissé des bonbonnes d’eau dans une armoire anti-ours. Notre ange gardien du PCT a encore frappé.
C’est avec une motivation moyenne et dans la nuit que je parcours la vingtaine de kilomètres d’un chemin plutôt rectiligne. J’ai l’impression qu’il a grêlé car le chemin, par endroits, est complètement raviné. Comment est-ce possible, je n’ai pas eu une goutte de pluie ?
J’arrive finalement à l’endroit prévu, une route qui vient couper le chemin. J’osais croire à une soirée de folie improvisée au bord de la highway 138, mais il est quasiment 23h et c’est d’un calme absolu.
Je traverse la highway et pose ma tente où je peux. Je ne sais même pas si en réalité, mes comparses sont dans ce «tentsite ».






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